Tronchet, François-Denis
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Auteur : Yves Ozanam, Archiviste, Ordre des Avocats de Paris
Publié le 24 mars 2014 sur la GBD
Bâtonnier du Barreau de Paris en 1789 jusqu’à la suppression de l’Ordre en septembre 1790, François-Denis Tronchet (1726-1806) n’a presque pas plaidé. Il appartenait à la catégorie des « avocats consultants », inconnus du grand public, mais fort estimés de leurs confrères et des familiers du monde judiciaire pour leur connaissance experte du droit, qui s’exprimait au travers de multiples consultations rédigées par écrit en réponse aux questions très précises qui pouvaient leur être posées. Avocat au Barreau de Paris à 19 ans, Tronchet est en 1789 un juriste sexagénaire jouissant d’une solide réputation. C’est pour ainsi dire fort logiquement qu’il est élu par ses confrères Bâtonnier cette année-là. Sa carrière paraît alors à son apogée, sans toutefois l’avoir jamais mis sur le devant de la scène publique. Avec la Révolution Tronchet va devenir, presque malgré lui, un acteur de premier plan de la vie politique et connaître une célébrité tardive mais éclatante.
La réputation de juriste de Tronchet, que l’on sait par ailleurs favorable à l’esprit de réforme modéré qui anime une part de la bourgeoisie, incite les électeurs parisiens à en faire l’un de leurs députés du Tiers État aux états généraux, qui donnent naissance dès juillet 1789 à l’Assemblée nationale constituante. Il a tôt fait de s’y imposer dans les débats les plus complexes sur les droits féodaux ou la réorganisation judiciaire, en dépit de sa difficulté à s’exprimer en public. Mirabeau, présidant un jour une séance, en vient à demander le silence aux députés qui empêchent Tronchet de se faire entendre : « M. Tronchet n’a pas autant de voix que de lumières », fait observer le célèbre orateur. L’autorité morale dont bénéficie Tronchet au sein de l’Assemblée explique qu’il est l’un des trois commissaires désignés par les députés pour aller recueillir les déclarations du roi et de la reine après la fuite manquée de Varennes (juin 1791).
La Constitution de 1791 que Tronchet a contribué à élaborer est bientôt lettre morte et la royauté est abolie. En homme prudent, Tronchet a quitté la capitale, trop agitée à ses yeux, pour le calme de la campagne, dans sa maison de Palaiseau. C’est là qu’il apprend, en décembre 1792, que le roi le sollicite pour sa défense en raison du procès que lui intente la Convention. Un autre avocat, Target, se dérobe à la demande royale. Tronchet accepte, sans enthousiasme, estimant que c’est là son devoir : « Comme homme, je ne puis refuser mon concours à un autre homme sur la tête duquel le glaive de la Justice est suspendu ». Les deux autres défenseurs de Louis XVI retiendront davantage l’attention : Malesherbes, qui offre spontanément ses services au monarque, paiera de sa vie son dévouement et sa fidélité à la couronne. De Sèze, brillant orateur, aura l’honneur de prononcer la plaidoirie devant la Convention. Tronchet, même s’il est en apparence au second plan, a joué cependant un rôle majeur dans la défense du Roi. Lorsqu’une courte majorité de députés se prononce en faveur de la peine capitale, il ne craint pas d’affronter l’assemblée en objectant - vainement - que les deux tiers des voix sont nécessaires pour que la peine de mort soit décidée.
Lorsque la Terreur est à l’ordre du jour, Tronchet ne quitte plus sa retraite. Il réapparaît dans la vie publique sous le Directoire, comme membre du Conseil des Anciens (1795). Cinq ans plus tard, il est nommé juge du Tribunal de cassation et ses collègues l’élisent comme président du Tribunal (1800). La même année, le premier consul Bonaparte charge une commission de rédiger un projet de Code civil. Tronchet est l’un des quatre membres nommés, avec Bigot de Préameneu, Maleville et Portalis. Il se fait souvent le défenseur du droit coutumier français et plus généralement de l’ancien droit, sans négliger pour autant les apports de 1789. Lors des discussions au Conseil d'État, il donne fréquemment la réplique au premier consul. Ce dernier, dans le « Mémorial de Sainte-Hélène » dit de Tronchet qu’il était « l’âme » des séances de travail, mais prend soin de souligner qu’il était lui-même « le démonstrateur », venant au secours du septuagénaire lorsque son opinion soulevait des objections.
En 1801, Tronchet est nommé sénateur par Bonaparte. Lorsqu’il décède cinq ans plus tard, l’Empereur le fait inhumer au Panthéon, où il repose toujours aujourd’hui non loin de Portalis. Ses anciens confrères avocats décidèrent de lui rendre hommage eux aussi, par la voix de Gaspard-Gilbert Delamalle, en présence du prince Cambacérès, archichancelier de l’Empire. « M. Tronchet fut à nous », affirme d’abord l’orateur. « C’est parmi nous qu’il a été choisi pour être élevé aux postes éminents qu’il a successivement occupés avec tant de distinction. » En conclusion d’un long panégyrique, Delamalle cite une lettre que le défunt lui a envoyée peu avant sa disparition : « Quoique mon âge et ma position m’aient fait abandonner totalement l’exercice de la noble profession à laquelle vous vous êtes voué, je me ferai toujours une gloire d’un titre qui me rapproche en esprit et de cœur de ceux qui l’exercent avec honneur. » Par cet hommage rendu au dernier Bâtonnier de l’Ordre des avocats, Delamalle et les anciens avocats plaidaient pour le rétablissement du barreau. L’Empereur exaucera ce vœu quatre ans plus tard et Delamalle sera le premier Bâtonnier de l’Ordre des avocats renaissant.
En décembre 1790, Tronchet avait mis en garde l’Assemblée nationale contre l’inconvénient qui résulterait d’une absence totale de réglementation pour l’assistance et la représentation des parties en justice. Les arguments qu’il présentait alors n’ont rien perdu de leur pertinence : « L’intérêt du public est l’intérêt du justiciable ; car c’est pour lui que les tribunaux sont établis. Cet intérêt est composé et de celui du plaideur qui fait le choix de son défenseur, et de celui de la partie adverse. Comme le principal but de l’organisation judiciaire est de favoriser le peuple et le pauvre, prenant des exemples dans ces classes, je dis qu’accorder au pauvre le droit de confier ses intérêts à un défenseur officieux, c’est le plus grand mal que vous puissiez lui faire. Vous frémiriez si je vous développais toutes les ruses de ces charlatans qui, sous le titre de défenseurs officieux, entoureraient les tribunaux, abuseraient de la confiance du pauvre et du faible, s’empareraient de leurs pièces, les accableraient de frais. J’ai vu de ces praticiens se faire payer la moitié du gain d’un procès. […] Si vous ouvrez la porte des tribunaux à tous les inconnus qui s’y présenteront, vous appellerez tous ces malheureux solliciteurs de procès qui ont toujours été regardés comme des pestes publiques. Vous n’avez pas le droit d’obliger un plaideur de confier ses pièces au défenseur inconnu qu’aurait choisi la partie adverse ; car qui est-ce qui empêchera ce dernier de disparaître avec les pièces qui lui auront été confiées ? […] Chacune des parties a le droit d’exiger une responsabilité de la part du représentant de la partie adverse ; or, quelle pourra être cette responsabilité si le choix des défenseurs n’est soumis à aucune condition ? […] Rendre le droit de défense indéfini, ce serait ouvrir l’entrée des tribunaux à la chicane et à l’intrigue. »
Tronchet n’a pas vécu assez longtemps pour avoir connu le rétablissement du barreau, mais il peut cependant être considéré comme l’un des artisans indirects de cette résurrection, ne serait-ce que par l’autorité qui s’attachait à sa personne et qui était inséparable de la carrière exceptionnelle qu’il avait menée depuis ses débuts comme avocat. Homme de l’Ancien Régime et défenseur du roi devant la Convention, élu de la nation et législateur pendant la décennie révolutionnaire avant et après la Terreur, Tronchet fut aussi l’un des acteurs majeurs de la codification napoléonienne. Parvenu au sommet du barreau puis de la magistrature, il incarne d’une façon exemplaire la pérennité du droit au travers des bouleversements politiques. Il témoigne également de la remarquable faculté d’adaptation d’un juriste expert dans l’ancien droit, qui a su mettre ses connaissances encyclopédiques et son esprit de synthèse au service d’un nouveau système juridique.
Pour l’avocat d’aujourd’hui, Tronchet n’est pas seulement un glorieux ancêtre. La notoriété qu’il a acquise par ses consultations, à l’écart des prétoires, en fait le lointain modèle de bien des avocats contemporains, qui privilégient dans la sphère du droit le domaine du conseil à celui du contentieux.
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