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Extension de la protection de la liberté d'expression de l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme par la Cour européenne des droits de l'homme (int)

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Droits humains
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Le 1er novembre 1998 est entré en vigueur le Protocole n°11 instituant ainsi la nouvelle Cour européenne des Droits de l'Homme qui siège de façon permanente et remplace les deux anciens organes de contrôle de la Convention, la Cour et la Commission.

La Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales[1] consacre son article 10 à la liberté d'expression et d'information. La Convention, signée le 4 novembre 1950, est entrée en vigueur le 3 septembre 1953 et a été ratifiée par les 46 États membres du Conseil de l'Europe. L'article 10 dispose :

«  Toute personne a droit à sa liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir une ingérence des autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues à la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

Historique

La liberté d'expression fait partie des droits appelés « droits classiques » ou « droits de la 1ère génération ». Elle est en outre une liberté fondamentale dans la mesure où, d'une part, elle bénéficie d'une protection constitutionnelle et conventionnelle, où d'autre part, elle est opposable à la loi et pas seulement à l'administration et où enfin, produisant des effets juridiques dans les rapports entre particuliers et pas seulement entre particuliers et pouvoirs publics, elle a un effet horizontal.

La liberté d'expression se définit comme « la liberté de révéler sa pensée à autrui ». Les Révolutionnaires qui l'ont consacrée dans la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ont tout de suite voulu lui donner une portée universelle en affirmant qu'il s'agit d'un « des droits les plus précieux de l'homme » et en énumérant tous les modes d'expression qui sont alors connus : tout citoyen peut « parler, écrire, imprimer librement ». Cet article 11 posait le principe de la libre « communication [des] pensées et des opinions ». Ce n'est qu'avec la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 que sera ajouté la libre communication des « informations ». Avec Internet, nous sommes aujourd'hui face à un nouveau moyen de communication, non seulement par la technologie qui est mise en oeuvre mais aussi parce qu'il permet une communication mondialisée des idées, des opinions et des informations.


La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme concernant cet article est abondante. La Cour a qualifié la liberté d'expression comme étant « l'une des conditions de base pour le progrès des sociétés démocratiques et pour le développement de chaque individu ». Dans l'arrêt Informationsverein Lentia et autres contre Autriche[2] du 24 novembre 1993, la Cour a éclairci le sens de la troisième phrase du premier paragraphe de cet article 10 en expliquant que cette disposition avait pour but de « préciser que les Etats peuvent réglementer, par un système de licences, l'organisation de la radiodiffusion sur leur territoire, en particulier ses aspects techniques... Pour importants que soient ces derniers, d'autres considérations peuvent, elles aussi, conditionner l'octroi ou le refus d'une autorisation, dont celles qui concernent la nature et les objectifs, d'une future station, ses possibilités d'insertion au niveau national, régional ou local, les droits et besoins d'un public donné, ainsi que les obligations issues d'instruments juridiques internationaux. Il peut en résulter des ingérences dont le but, légitime au regard de la troisième phrase du paragraphe 1, ne coïncide pourtant pas avec l'une des fins que vise le paragraphe 2. Leur conformité à la Convention doit néanmoins s'apprécier à la lumière des autres exigences de celui-ci. »


L'existence d'un but légitime ne suffit cependant pas à déclarer une ingérence conforme à la Convention. En effet, toute restriction à la liberté d'expression doit également être prévue par la loi. La Cour a par exemple conclu à la violation de l'article 10 dans l'affaire Herczegfaly contre Autriche[3] du 24 septembre 1992. Elle a ici constaté l'absence de base légale pour les restrictions imposées à un requérant qui souhaitait accéder à des écrits, à la radio et à la télévision, ainsi que pour l'ingérence dans l'exercice de son droit de recevoir des informations pendant son traitement et son internement psychiatriques.


Par ailleurs, toute restriction à la liberté d'expression doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Selon la jurisprudence de la Cour, l'adjectif « nécessaire » implique « un besoin social impérieux ». Pour juger de l'existence d'un tel besoin, les Etats membres jouissent d'une certaine marge d'appréciation soumise toutefois à un contrôle européen. La Cour a d'ailleurs précisé que « s'il s'agit d'une ingérence dans l'exercice des droits et libertés garantis dans le paragraphe 1 de l'article 10, ce contrôle doit être strict en raison de l'importance de ces droits, importance que la Cour a maintes fois soulignée. La nécessité de les restreindre doit se trouver établie de manière convaincante ».

La liberté des médias

Le rôle et le pouvoir de la presse

Le premier arrêt rendu par la Cour concernant la liberté d'expression et d'information par voie de presse concerne le journal Sunday Times[4] et date du 26 avril 1979. Selon la Cour, il y a eu violation de l'article 10 due à une injonction qui empêchait la publication d'un article et les procès qui en résultaient. Cette mesure n'a pas été considérée comme « nécessaire dans une société démocratique ».


C'est dans l'affaire Linguens contre Autriche[5] du 8 juillet 1986 que la Cour a précisé la portée des principes à l'égard de la presse : « si elle ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la protection de la réputation d'autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l'arène politique, tout comme celles qui concernent d'autres secteurs d'intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser, s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir ».


Des précisions sur la liberté de la presse ont été apportées par la Cour dans l'arrêt Castells contre Espagne[6] du 23 avril 1992. La requête concernait la condamnation d'un requérant, militant basque et membre du Parlement espagnol, pour insultes au gouvernement après la publication d'un article où il avait accusé celui-ci de soutenir ou tolérer des attaques de groupes armés contre des Basques. La Cour a considéré que l'article 10 avait été violé et a rappelé : « il ne faut pas oublier le rôle éminent de la presse dans un Etat de droit. (…) La liberté de la presse fournit aux citoyens l'un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes de leurs dirigeants. Elle donne en particulier aux hommes politiques l'occasion de refléter et commenter les soucis de l'opinion publique. Elle permet à chacun de participer au libre jeu du débat politique qui se trouve au coeur même de la notion de société démocratique ».


De la même manière, la Cour a rendu un arrêt de violation de l'article 10 dans l'affaire Jersild contre Danemark[7] du 23 septembre 1994 qui consacre la liberté de la presse. En l'espèce, un journaliste avait été condamné par les juridictions internes danoises pour avoir accordé une interview à un groupe de jeunes durant laquelle ils ont exprimé des propos racistes. Pour la Cour, le reportage ne pouvait objectivement avoir pour finalité la propagation d'idées et d'opinions racistes « un compte rendu objectif et équilibré peut emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du moyen de communication dont il s'agit. Il n'appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d'ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelles techniques de compte rendu le journaliste doit emprunter ».

Selon la Cour, « sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclaration émanant d'un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d'intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses ».


Les limites à la liberté d'expression par voie de presse

La Cour n'a pas manqué de préciser que la liberté d'expression par voie de presse était soumise à certaines limites en rendant la décision Prager et Oberschlick contre Autriche[8] du 26 avril 1995. La Cour a conclu que la condamnation d'un journaliste et d'un éditeur pour diffamation d'un juge, à la suite de publications de commentaires critiques, n'était pas constitutive d'une violation de l'article 10. Malgré le « rôle éminent » joué par la presse dans un Etat de droit, celle-ci doit observer certaines limites. Les critiques très sévères contre l'intégrité personnelle et professionnelle du magistrat exprimées par le requérant manquaient de bonne foi et ne respectaient pas les règles de l'éthique journalistique. Pour la Cour, une telle ingérence dans la liberté d'expression, compte tenu des circonstances de l'espèce et de la marge d'appréciation laissée aux Etats, ne s'est pas révélée disproportionnée à la protection de la réputation d'autrui et à la sauvegarde de l'autorité du pouvoir judiciaire. Dès lors, cette ingérence peut être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.


L'importance des sources journalistiques

La jurisprudence de la Cour ne s'est pas contentée de délimiter la liberté de la presse, elle s'est aussi employée à consacrer l'importance des sources journalistiques. Le 27 mars 1996, la Cour a conclu à une violation de l'article 10 dans l'arrêt Goodwin contre Royaume‑Uni[9]. L'affaire concernait une ordonnance enjoignant au requérant, un journaliste, de révéler ses sources d'information. La Cour a considéré que « la protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». L'importance de cette protection a été soulignée par de nombreux codes déontologiques nationaux, par la Résolution sur les libertés journalistiques et les Droits de l'Homme, et par la Résolution du Parlement européen sur la non-divulgation des sources journalistiques. Seul un « impératif prépondérant d'intérêt public » pourrait justifier une atteinte à la protection des sources. En l'espèce, ni l'ordonnance de divulgation ni l'amende consécutive au refus d'obtempérer ne se justifiaient par des motifs suffisants au regard de l'article 10, paragraphe 2.

Les restrictions à la liberté de la presse face aux questions de santé publique et aux débats publics

La santé publique

Les restrictions nationales apportées à l'exercice de la liberté d'expression ne sont pas admises par la Cour lorsqu'elles ont trait à des questions de santé publique ou de débats publics.

Le 25 août 1998, la Cour a conclu à la violation de l'article 10 dans l'affaire Hertel contre Suisse[10] concernant l'interdiction faite au requérant de publier des articles consacrés aux dangers pour la santé des fours à micro-ondes. La Cour a révélé que les mesures litigieuses d'interdiction étaient déséquilibrées.

Selon les juges : « La mesure en cause a […] pour effet de censurer partiellement les travaux de ce dernier [le requérant] et de limiter grandement son aptitude à exposer publiquement une thèse qui a sa place dans un débat public dont l'existence ne peut être niée. Peu importe que l'opinion dont il s'agit est minoritaire et qu'elle peut sembler dénuée de fondement : dans un domaine où la certitude est improbable, il serait particulièrement excessif de limiter la liberté d'expression à l'exposé des seules idées généralement admises ».


De la même manière, la Cour a rendu le 2 mai 2000 son arrêt dans l'affaire Bergens Tidende et autres contre Norvège[11] concernant la condamnation d'un journal, de son ancien rédacteur en chef et d'une journaliste à verser des dommages et intérêts à un chirurgien plasticien pour avoir publié une série d'articles comportant des témoignages de patientes mécontentes. La Cour a constaté d'emblée que les textes incriminés « concernaient un aspect important de la santé humaine et soulevaient en tant que tels des questions graves d'intérêt public ». En l'espèce, les récits faits par les patientes ont été jugés exacts pour l'essentiel et rapportés de manière fidèle par le journal. Le fait que le journal n'ait pas précisé que les témoignages ne devaient pas être considérés comme suggérant une absence d'aptitude chirurgicale ne démontrait pas un manque d'équité de sa part. La Cour a rappelé, à cet égard, que « les reportages d'actualité basés sur des entretiens représentent l'un des moyens les plus importants sans lesquels la presse ne pourrait jouer son rôle de chien de garde ».

Tout en admettant l'effet négatif des articles sur l'activité professionnelle du chirurgien, la Cour a souligné que « compte tenu des critiques justifiées relatives aux soins et au suivi postopératoires fournis par l'intéressé, il était inévitable que sa réputation professionnelle subisse en tout état de cause un dommage substantiel ».

Par conséquent, l'intérêt du praticien à protéger sa réputation ne pouvait pas être suffisant pour primer l'intérêt du public à préserver la liberté de la presse de fournir des informations sur des questions présentant un caractère public. La Cour a donc conclu à la violation de l'article 10.


Les débats publics

Outre les questions relatives à la santé publique, la Cour estime que le discours raciste relève également du débat public. Le 23 septembre 1998, la Cour a estimé, dans l'affaire Lehideux et Isorni[12] qu'une condamnation pénale à des dommages et intérêts symboliques pour avoir publié un encart publicitaire dans un quotidien nationale réhabilitant le maréchal Pétain est constitutive d'une violation de l'article 10 de la Convention. En accord avec sa jurisprudence relative au discours raciste, xénophobe, négationniste ou antisémite, la Cour a mentionné que « la justification d'une politique pro-nazie ne saurait bénéficier de la protection de l'article 10 ». Pourtant, ici, la publication s'en est démarquée par des références aux « atrocités », aux « persécutions nazies » ou encore à la « toute puissance allemande et [à] sa barbarie ».

Si la Cour reconnaît que le texte litigieux passe sous le silence le fait que le maréchal Pétain a « consciemment contribué, notamment par sa responsabilité dans la persécution et la déportation vers les camps de la mort de dizaines de milliers de Juifs de France », elle prend cependant en considération d'autres circonstances de l'espèce. Elle se réfère, d'une part, à la position adoptée par le ministère public qui n'a pas estimé nécessaire de poursuivre les requérants. Ensuite, la Cour fait référence au temps qui s'est écoulé depuis les faits invoqués dans la publication (quarante ans) et estime que cette dernière « participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire ». La Cour mentionne également la légalité des associations pour lesquelles oeuvrent les requérants. La Cour conclut finalement sur la disproportion de la sanction infligée aux requérants en soulignant « la gravité de la condamnation pénale, (…) eu égard à l'existence d'autres moyens d'intervention et de réfutation, notamment par les voies civiles ».


Dans l'arrêt Fressoz et Roire contre France[13] du 21 janvier 1999, la Cour a estimé que la condamnation pénale pour recel de photocopies de documents fiscaux à la suite de la publication d'un article qui a détaillé l'évolution du salaire du président de la société automobile Peugeot, dans l'hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné, constituait une violation de l'article 10.

La Cour souligne que l'article litigieux « apportait une contribution à un débat public relatif à une question d'intérêt général », puisque la publication dudit article intervenait dans le cadre d'un conflit social au sein des principales firmes automobiles françaises. D'après la Cour, le but de l'article n'était pas de porter préjudice à la réputation du dirigeant, mais « de débattre d'une question d'actualité intéressant le public ». En l'espèce, « les problèmes de l'emploi et de la rémunération suscitant généralement beaucoup d'attention (…), l'intérêt d'informer le public l'emportait sur devoirs et responsabilités pesant sur les requérants en raison de l'origine douteuse des documents qui leur avaient été adressés ». La Cour confirme le principe selon lequel l'article 10 protège « le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d'intérêt général dès lors qu'ils s'expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts et fournissent des informations fiables et précises dans le respect de l'éthique journalistique ».


Par ailleurs, la Cour s'est prononcée dans plusieurs affaires concernant diverses mesures prises par les autorités turques sur la base du code pénal ou de la loi anti-terrorisme à l'encontre des requérants (journalistes, rédacteurs en chef, éditeurs, propriétaires de périodiques) après la publication d'articles relatifs à la politique de l'État et/ou aux problèmes dans le sud-est de la Turquie.

La Cour a souligné, conformément à sa jurisprudence antérieure, qu'il incombait à la presse de communiquer des informations et des idées sur des questions politiques, y compris sur celles qui divisent l'opinion et qu'à cette fonction correspond le droit du public d'être informé. Toutefois, il a été précisé qu'en cas d'incitation à la violence et/ou à la haine, les autorités nationales jouissaient d'une marge d'appréciation plus large dans l'examen de la nécessité d'une ingérence.

Dans de nombreuses affaires, la Cour n'a pas constaté de propos incitant à la violence et/ou à la haine[14]. Par conséquent, les ingérences dans le droit à la liberté d'expression ont été déclarées disproportionnées au but poursuivi et constitutives d'une violation de l'article 10 de la Convention.

En revanche, dans d'autres affaires, la Cour a rendu des arrêts de non-violation de l'article 10 car les publications litigieuses s'apparentaient à un appel à la violence. Dans ce contexte, il a été décidé que le propriétaire d'un périodique ne pouvait s'exonérer de sa responsabilité, puisqu'il « partageait (…) indirectement les devoirs (…) qu'assument les rédacteurs et les journalistes lors de la collecte de la diffusion d'informations auprès du public, rôle qui revêt une importance accrue en situation de conflit et exprimées dans les articles, il fournissait à leurs auteurs un support pour attiser la violence ».


Dans l'affaire Tourancheau et July contre France[15] du 24 novembre 2005, la Cour examina la requête du directeur de publication d'un périodique et d'une journaliste condamnés à une amende avec sursis pour publication d'actes de procédure pénale avant lecture en audience publique. Le quotidien Libération publia un article de la première requérante relatant les circonstances d'un meurtre. L'instruction criminelle était alors en cours et les deux suspects avaient été mis en examen. Tous deux s'accusaient mutuellement du crime, mais l'un avait été remis en liberté tandis que l'autre était en détention provisoire. L'article relatait les circonstances dans lesquelles le meurtre s'était déroulé et détaillait les relations qu'entretenaient les deux suspects avant le meurtre. Il reproduisait notamment des extraits de déclarations faites à la police ou au juge d'instruction et des propos figurant au dossier d'instruction ou recueillis lors d'une interview accordée à la première requérante. Les requérants ne contestèrent pas, qu'à quelques exceptions près, l'ensemble des citations et retranscriptions étaient strictement identiques à celles figurant dans le dossier d'instruction.

Cependant, la première requérante affirma n'avoir jamais vu le dossier et avoir simplement retranscrit les extraits d'audition et de pièces judiciaires sur la base des notes prises par l'un des suspects. La Cour constate que la condamnation des requérants s'analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d'expression qui peut être considérée comme « prévue par la loi » et ce, quand bien même l'engagement des poursuites soit laissé à l'initiative du seul ministère public. Pour la Cour, l'ingérence litigieuse visait à protéger « la réputation et des droits d'autrui » et la garantie de « l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».

Passant à l'analyse de la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique, la Cour estime que l'article litigieux soutenait la version des faits d'un suspect au détriment de l'autre. Les juridictions internes ont donc correctement mis en avant l'atteinte à la présomption d'innocence par les requérants avant de faire application du droit national en l'espèce. La Cour souligne en outre que le droit français « se borne à interdire toute reproduction littérale [des] (…) actes [de procédure] » sans interdire l'analyse et le commentaire. Aussi, une telle règle n'entrave-t-elle pas de manière totale le droit pour la presse d'informer le public.

La Cour est en outre d'avis que l'intérêt des requérants à communiquer et celui du public à recevoir des informations au sujet du déroulement d'une procédure pénale et sur la culpabilité des suspects, alors que l'instruction judiciaire, n'était pas terminée, n'était pas de nature à l'emporter sur les considérations invoquées par les juridictions nationales. Enfin, la Cour estime que les sanctions infligées aux requérants ne sont pas disproportionnées aux buts légitimes poursuivis en l'espèce par les autorités. Elle conclut donc à la non-violation de l'article 10.


Enfin plus récemment, la CEDH a condamné la France[16], le 6 mai 2010, en raison de la violation par les juridictions françaises de l'article 10 de la Convention EDH relatif à la liberté d'expression. La Cour décide que l'intérêt des requérants à communiquer, et celui du public à recevoir des informations sur un sujet d'intérêt global, ainsi que ses répercussions directes pour l'ensemble de l'agglomération lyonnaise « l'emportait sur le droit de T. à la protection de sa réputation ».

En l'espèce, des décisions des juridictions nationales avaient conclu au caractère diffamatoire de la publication d'un numéro du journal Lyon Mag'. Or comme le directeur de la publication et la société éditrice du magazine estimaient qu'il y avait violation de la liberté d'expression, ils ont introduit une requête devant la Cour de Strasbourg.

Le litige s'est noué autour d'un numéro du magazine Lyon Mag' qui titrait : « Exclusif, Sondages SOFRES, Les musulmans de l'agglomération face au terrorisme. Enquête : Faut-il avoir peur des réseaux islamiste à Lyon ? ». Sur les trois quarts de la couverture, une photographie de T. avec pour légende « T., un des leaders musulmans les plus influents à Lyon ».

Tout d'abord, la CEDH relève que la publication litigieuse, datant d'octobre 2001, soit un mois après les attentats du World Trade Center, s'intégrait dans un débat d'intérêt général portant sur des questions graves et que, par conséquent, l'intérêt des requérants à communiquer et celui du public à recevoir des informations sur ce sujet l'emporte sur le droit de T. à la protection de la réputation.

Ensuite, la Cour constate que si les juridictions nationales se sont livrées à une analyse de la terminologie et des insinuations contenues dans les articles, il convient également d'en considérer le contexte, à savoir la publication d'une série d'articles résultant d'une enquête de terrain sur les réseaux islamiste lyonnais, réalisés en trois semaines.

En outre, les articles « ne faisaient pas systématiquement directement référence à T. et ils faisaient preuve de prudence, en différenciant par exemple Islam et Islamisme ». Si T. avait une place importante dans le magasine, par le texte et l'image, « il n'y faisait l'objet d'aucune animosité personnelle et la dose d'exagération acceptable en matière de liberté journalistique n'était pas dépassée, d'autant que T., en tant que conférencier actif pouvait s'attendre à un examen minutieux de ses propos ».

Enfin, la base factuelle sur laquelle reposaient lesdits propos n'était pas inexistante. En conséquence, la Cour européenne des droits de l'homme conclut que la condamnation par les tribunaux français pour diffamation était disproportionnée.


Les mesures positives de la part des Etats

Une intervention nécessaire des Etats

Si les États se doivent de ne pas commettre d'ingérence non justifiée dans l'exercice de la liberté d'expression, ils doivent selon la Cour préserver de manière active à la sauvegarde de cette liberté. La Cour a rendu l'arrêt Özgür Gündem contre Turquie[17] le 16 mars 2000 relatif à divers incidents (agressions, perquisition, arrestation et condamnations pénales) concernant un journal et ses collaborateurs. S'agissant des actes de violences allégués, la Cour a déclaré que compte tenu de l'importance cruciale de la liberté d'expression pour le bon fonctionnement de la démocratie, « l'exercice de cette liberté ne dépend[ait]pas simplement du devoir de l'Etat de s'abstenir de toute ingérence, mais [pouvait] exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux. Pour déterminer s'il existe une obligation positive, il faut prendre en compte […] le juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu ».

D'après la Cour, l'argument selon lequel le journal et son personnel étaient partisans du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, organisation armée) ne saurait justifier « l'absence de mesures efficaces d'enquête sur des actes illégaux accompagnés de violence et le défaut de protection contre ces actes ». La Cour a conclu que le gouvernement avait manqué à son obligation de préserver le droit à sa liberté d'expression du quotidien.

Ensuite la Cour s'est prononcée sur les différentes mesures imposées par les autorités aux requérants. L'opération de perquisition et d'arrestation a été considérée comme disproportionnée au but légitime poursuivi, à savoir la défense de l'ordre, car elle avait perturbé gravement la production du journal alors qu'aucune justification valable ne démontrait sa nécessité.

S'agissant des diverses sanctions intervenues à la suite de la publication d'articles, il a été décidé, dans la plupart des cas, qu'elles n'étaient pas nécessaires dans une société démocratique. La Cour a rappelé que « la position dominante occupée par les autorités de l'Etat leur command[ait] de témoigner de retenue dans l'usage de la voie pénale. Les autorités d'un État démocratique doivent tolérer la critique, lors même qu'elle peut considérer comme provocatrice ou insultante ».

Selon la Cour, les articles ne constituaient pas une incitation à la violence compte tenu de leur contenu, du ton employé et du contexte. Ni les entretiens avec les membres d'une organisation interdite, ni les critiques virulentes de la politique du gouvernement, ni l'utilisation du terme Kurdistan dans un contexte qui suggérait qu'il s'agissait d'une entité séparée du territoire de la Turquie ne pouvaient, en soi, légitimer une ingérence dans le droit du journal à la liberté d'expression. Seuls trois articles ont été assimilés, à un encouragement au recours à la violence et les mesures prises par les autorités ont été jugées conformes à l'article 10.


Une intervention à concilier avec des pratiques internes trop rigides

L'intervention des États ne doit pas pour autant être trop rigide. Dans l'affaire Ukrainian Media Group[18] du 29 mars 2005 concernant la condamnation de la requérante, une société propriétaire d'un quotidien, pour diffamation suite à la publication de deux articles relatifs à des candidats à l'élection présidentielle, la Cour conclut à la violation du droit à la liberté d'expression.

Après avoir estimé que la condamnation des requérants est constitutive d'une ingérence, prévue par la loi et légitime en vue de la protection de la réputation et des droits d'autrui, la Cour porte son contrôle sur la nécessité d'une telle ingérence dans une société démocratique. Ce faisant la Cour estime qu'elle se doit d'évaluer, dans un premier temps, la conventionalité du droit et de la pratique internes. La Cour indique qu'étant donné que la loi ukrainienne ne permet pas de faire de distinction entre jugement de valeur, commentaires objectifs et déclarations ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, « le droit et la pratique internes contiennent donc des éléments rigides qui dans leur application peuvent déboucher sur des décisions incompatibles avec l'article 10 ».

La Cour se tourne ensuite sur les conséquences de l'application de cette législation en l'espèce. À cet égard, la Cour estime que les articles litigieux devaient s'analyser comme des jugements de valeur non susceptibles d'être prouvés et qu'ils touchent clairement aux activités professionnelles des candidats à l'élection présidentielle. Certes d'un ton virulent, les articles litigieux ont pu offenser les personnes visées. Or, en tant que politiciens, ces derniers acceptaient de s'exposer à de telles critiques. La condamnation des requérants est, de l'avis de la Cour, disproportionnée au but légitime poursuivi.


Les monopoles de radiodiffusion

La Cour a examiné, pour la première fois, un monopole public de radiodiffusion dans l'arrêt Informationsverein Lentia contre Autriche rendu le 24 novembre 1993. Elle a conclu à la violation de l'article 10. Ici, la Cour a certes reconnu que le monopole existant en Autriche pouvait contribuer à la qualité et à l'équilibre des programmes grâce au pouvoir de contrôle qu'il confère aux autorités de régulation nationale. De ce fait, son but cadrait avec la troisième phrase de l'article 10. En revanche, elle a considéré que l'ingérence que le monopole implique pour les requérants n'était pas « nécessaire dans une société démocratique ». En effet, la Cour a d'abord rappelé le rôle fondamental de la liberté d'expression dans une société démocratique, en particulier lorsque, à travers la presse, elle sert à communiquer des informations et des idées d'intérêt général que le public est d'ailleurs habilité à recevoir. Elle s'est ensuite référée au principe du pluralisme, dont l'Etat est le garant ultime, et a observé que ce principe est particulièrement important en ce qui concerne les médias audiovisuels dont les programmes sont souvent diffusés très largement. En conséquence, la Cour a estimé que le caractère radical des restrictions que le monopole public impose à la liberté d'expression implique que ces restrictions ne sauraient se justifier qu'en cas de nécessité impérieuse. Or, grâce aux progrès techniques des dernières décennies, lesdites restrictions ne peuvent plus aujourd'hui se fonder sur des considérations liées au nombre de fréquences et de canaux disponibles. La Cour a également souligné qu'elles ont perdu, en l'espèce, beaucoup de leur raison d'être avec la multiplication des émissions étrangères destinées à un public autrichien et la décision de la Cour administrative de reconnaître la légalité de leur retransmission par câble.

Enfin et surtout, on ne saurait alléguer l'absence de solutions équivalentes moins contraignantes. A titre d'exemple, on peut citer la pratique de certains pays consistant soit à assortir les licences de cahiers des charges au contenu modulable, soit à prévoir des formes de participation privée à l'activité de l'institut national. Ainsi, les craintes exprimées selon lesquelles le marché autrichien ne serait pas de taille à supporter un nombre de stations privées suffisant pour éviter les concentrations et la constitution de « monopoles privés » ont été écartées par la Cour. Elles se trouvent en effet démenties par l'expérience de plusieurs Etats européens, de dimension comparable à celle de l'Autriche, où la coexistence de stations publiques et privées est organisée selon des modalités variables et est assortie de mesures faisant échec à des positions monopolistiques privées.

L'affaire Tele 1 Privatfernsehgesellschaft mbH jugée le 21 septembre 2000 a trait au refus d'octroyer à une société privée une autorisation de créer et d'exploiter un émetteur de télévision terrestre dans la région de Vienne. La Cour a conclu à la violation de l'article 10 pour la période comprise entre 1993 et 1996, quand aucune loi ne permettait d'accorder une autorisation de diffusion télévisuelle à une autre station que la station nationale. En revanche, il a été décidé qu'il n'y avait pas de violation de l'article 10 pour la période comprise entre 1996 et 1997. La Cour a souligné qu'à la suite de l'arrêt de la Cour constitutionnelle du 27 septembre 1995, les sociétés de diffusion privées étaient libres de créer et d'émettre leurs programmes par le câble sans aucune restriction tandis que la radiodiffusion terrestre restait réservée à l'organisme de radiodiffusion national. La société requérante a critiqué cette situation puisque, selon elle, la télévision par câble n'était pas comparable à la télévision terrestre quant à son accessibilité pour les téléspectateurs. La Cour a rejeté cet argument au motif que presque tous les foyers à Vienne avaient la possibilité d'être connectés au réseau câblé. Par conséquent, la diffusion par câble représentait pour les sociétés de diffusion privées une solution de rechange viable à la diffusion terrestre. La Cour a donc estimé que l'ingérence dans le droit de la société requérante à communiquer de l'information n'était pas disproportionnée aux buts poursuivis par la loi constitutionnelle sur la radiodiffusion.


Le contenu des programmes

La Cour s'est prononcée dans l'affaire Vgt Verein gegen Tierfabriken le 28 juin 2001[19] sur le refus des autorités compétentes de diffuser une publicité télévisée par la Société suisse de radiodiffusion en raison de son « caractère manifestement politique ». Le spot litigieux dénonçait l'élevage industriel de certains animaux.

La Cour a admis que la prohibition de la publicité à caractère politique avait pour objectif d'empêcher que de puissants groupes financiers s'assurent un avantage concurrentiel sur la plan politique. Toutefois, l'interdiction en question ne s'appliquait qu'à certains médias et, selon la Cour, elle ne procédait donc pas d'un besoin particulièrement impérieux. De plus, l'association requérante ne constituait pas un puissant groupe financier qui visait à restreindre l'indépendance du diffuseur, à influencer de manière indue l'opinion publique, ou à compromettre l'égalité des chances entre les différentes forces sociales. La Cour a estimé que les motifs exposés par les autorités internes pour justifier leur décision n'était pas « pertinents et suffisants ».

Par ailleurs, les termes employés dans le spot n'avaient pas un caractère perturbateur susceptible de justifier un refus. En outre, pour l'association, le seul moyen de toucher l'ensemble du public suisse était de recourir aux programmes télévisés nationaux de la Société suisse de radiodiffusion. Par conséquent, la mesure incriminée n'a pas été considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » et était constitutive d'une violation de l'article 10.


Dans le même sens, la Cour a estimé dans un arrêt du 10 juillet 2003[20] que l'interdiction de diffuser à la radio une publicité annonçant une réunion à caractère religieux pouvait se justifier au regard de l'article 10. La Cour rappelle d'abord l'impact immédiat et puissant de l'audiovisuel par rapport à la presse écrite. Les juges soulignent ensuite la différence entre la publicité, souvent partiale, et « une émission ordinaire [qui] n'est pas diffusée parce que du temps d'antenne a été racheté et [qui] (…) doit être impartiale, neutre et équilibrée ». Enfin, la Cour relève qu'il n'existe pas de conception uniforme au sein des États membres concernant les interdictions de la diffusion d'annonces à caractère religieux.

Voir aussi

Liens externes

Notes et références

  1. Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentalestelle qu'amendée par les Protocoles n° 11 et n° 14, Rome, 4 novembre 1950
  2. Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, arrêt du 24 novembre 1993, série A n°276, § 32
  3. Herczegfalvy c. Autriche, arrêt du 24 septembre 1992, série A n°244
  4. Sunday Times c. Royaume-Uni (n°1), arrêt du 26 avril 1979, série A n°30, § 65
  5. Linguens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A n°103, § 41
  6. Castells c. Espagne, arrêt du 23 avril 1992, Requête n° 11798/85, série A n°236, § 43
  7. Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A n°298, § 31
  8. Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, n° 15974/90, série A n°313
  9. Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil 1996-II. Voir n°17488/90, Goodwin c. Royaume-Uni, rapport du 1er mars 1994, § 48
  10. Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, n° 59/1997/843/1049, Recueil 1998-IV, § 50
  11. Bergens et autres c. Norvège, n°26132/95, arrêt du 2 mai 2000, Recueil 2000-IV, § 51
  12. Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, n° 55/1997/839/1045, Recueil 1998-VII, § 53
  13. Fressoz et Roire c. France [GC], n°29183/95, arrêt du 21 janvier 1999, Recueil 1999-I, § 50
  14. En ce sens, voir par exemple : Erdogdu et Ince c. Turquie [GC], n°25067/94, arrêt du 8 juillet 1999, Recueil 1999-IV
  15. Tourancheau et July c. France, n° 53886/00, arrêt du 24 novembre 2005
  16. Brunet Lecomte et Lyon Mag contre France, n° 17265/05
  17. Özgür Gündem c. Turquie, n°23144/93, arrêt du 16 mars 2000, Recueil 2000-II, § 43
  18. Ukrainian Media Group c. Ukraine, n°72713/01, arrêt du 29 mars 2005
  19. Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse, arrêt du 28 juin 2001, n° 24699/94
  20. Murphy c. Irlande, arrêt du 10 juillet 2003, n° 44179/98