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Actualité de la théorie de l'estoppel dans la jurisprudence (fr)

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ACTUALITÉ DE LA THÉORIE DE L’ESTOPPEL DANS LA JURISPRUDENCE FRANÇAISE.

Autour d’un arrêt de la Cour d’appel d’Orléans du 10 juillet 2007

Par Guillaume Weiszberg Docteur en droit.

Prolégomènes

Une approche préliminaire, élémentaire (I), rappellera l’effectivité et la positivité de la théorie de l’estoppel (règle ou principe d’interdiction de se contredire au détriment d’autrui) pour mieux appréhender sa réalité dans des affaires récemment soumises aux juridictions françaises (II).

I.-Approche préliminaire

L’estoppel est une théorie simple, de plus en plus souvent prise en considération en droit français ; on a beaucoup écrit sur elle, mais son application est plus timide devant les magistrats, hormis en matière d’arbitrage, où elle a été consacrée en 2005 par la première Chambre civile de la Cour de cassation et dès avant, puis par la suite, par les juges du fond. Pour comprendre cette théorie, un détour rapide par l’étude de ses origines s’impose, dans son champ traditionnel d’application, autant dire, en droit international (A) et anglo-saxon (B).

A.- Champ traditionnel d’application.

L'estoppel est fréquemment invoqué ou évoqué en droit international public[1] en matière d’arbitrage commercial international[2]. Est-on en présence d’un « principe » ou d’une « règle » ? Les deux sont sources de droit mais l’on ignore la portée de la différence sémantique. Il semble qu’ici les termes soient synonymiques, un principe étant une « règle ou norme générale, de caractère non juridique d’où peuvent être déduites des normes juridiques » (Voc. H. Capitant, v° principe, sens 1). La règle désigne « toute norme juridiquement obligatoire (quelque soient sa source) » Voc. H. Capitant, v° règle, sens 1), ce qui peut être troublant pour les puristes : cf. P. Morvan, Le principe de droit privé, préf. J.-L. Sourioux, éd. Panthéon Assas, 1999, n° 343 : « Il faut souligner, pour le déplorer que la jurisprudence emploie indifféremment (…) les locutions « règle générale » ou « principe général », omettant de discriminer le rapport de principe à exception, d’une part, et la nature juridique de principe ou de règle, d’autre part », mais en réalité conjoncturel, les magistrats suivant les conclusions des parties, invoquant une règle ou un principe, et les arbitres leur intime conviction (V. par exemple Sentences CCI n° 4367 (1984), Rec. II, spéc. p. 21 ; n° 6230 (1990), Rec. III, spéc. p. 96 , pt 27  ; 6320 (1992), Rec. III, p. 336, spéc. p. 352 - la plus fameuse sentence étant celle rendue dans l’affaire AMCO - J.D.I. 1986.200 s. n. E. Gaillard.). L’on voit que les notions de règle et de principe sont indifféremment employées.</ref> considéré comme un principe du droit du commerce international [3], l’estoppel est une théorie selon laquelle il est interdit de se contredire au détriment d’autrui. Plus spécialement, comme le notent les professeurs D. Bureau et H. Muir Watt [4], « ce qui relève spécifiquement de l’estoppel, par rapport à d’autres comportements incohérents ou de mauvaise foi, c’est le fait que l’argument juridique contradictoire tend à aller à l’encontre d’une représentation adoptée dans la réalité, en dehors du prétoire. C’est précisément le cas lorsque la nullité de la procédure arbitrale est invoquée par celui qui en a pris l’initiative et qui y a participé activement ». Par transposition en matière procédurale étatique, former une demande en nullité ou résolution d’une vente de matériels impropres à leur utilisation devant un juge, et demander l’exécution de la livraison des mêmes produits auprès de la même société défenderesse fabricante devant une autre juridiction, ressortit de la théorie de l’estoppel. Ce cas n’est plus d’école, nous le verrons (v. infra, n° 12 et s).

B.- Apparition.

En droit anglais, on a fait remonter en droit contemporain à 1947, dans l’affaire « High Trees » jugée par Lord Denning [5], le très ancien concept d’estoppel (tiré du latin « stuppa », une sorte de fin de non-recevoir[6], qui a influé sur le vieux français par les termes « estopper », « estoupail » ou selon J. Dargent, d’étoupe ou étouper -boucher- obstruer la parole de son adversaire) qui est destiné à combler une lacune ou à faire cesser un manque. En Common Law, aussi bien qu’en droit des contrats, terrain de l’Equity[7], l’estoppel est adossé à la consideration et à la reliance (confiance légitime). L’affaire soumise au Lord Justice Denning opposait un bailleur à ses locataires pour un bail conclu avant la Deuxième Guerre mondiale, qui décida, au vu de la résiliation de certains de ses locataires de leur engagement du fait de la survenance de la guerre, de baisser les loyers pour les locataires demeurant en l’état. Après la guerre, le bailleur souhaita restaurer le montant du bail à son coût initial, et il fut énoncé que s’il avait tenté de réclamer des arriérés pour les années noires passées par les locataires, cela lui aurait été refusé, dans un obiter dictum, quant à la période allant de 1940 à 1945. Comment le bailleur aurait-il pu prétendre qu’une décision d’augmentation, après guerre, des baux aurait pu être légitimement prévue par les locataires ? L’augmentation du bail pendant la guerre manquait de considération. C’est ainsi que Lord Denning « inventa » l’equitable ou promissory estoppel pour donner partiellement raison aux locataires dans l’affaire High Trees[8]. Le propriétaire ne pouvait pas revenir injustement sur sa parole donnée, pour simplifier. La reliance[9] était telle qu’il n’y avait pas de considération[10] pour modifier le contrat par changement de circonstances[11]. Seulement Lord Denning, dans une affaire Combe v Combe [1951] opposant deux époux, limita l’invocation de l’estoppel à la seule défense. Pour résumer, M. H. Whincup, Barrister, dans son ouvrage Contract Law and Practice[12], énonce qu’à la base la question en jeu dans l’estoppel est de savoir s’il serait juste de permettre à une personne de revenir sur sa parole donnée. C’est l’interdiction de se contredire. Il faut ajouter « aux dépens d’autrui », puisque c’est le défendeur qui en est la victime.

Aux États-Unis, le Promissory estoppel est, en matière contractuelle, l’apanage des deux parties (article 90 du premier Restatement of the Law of Contracts ainsi que du Restatement Second[13]) . La base morale est la même : la situation doit être condamnée si elle est unfair (injuste), standard remarquable de par sa polysémie[14]. Tout comme le caractère « raisonnable » ou « légitime » de l’attente (expectation), qui doit obéir à un test objectif[15].

Dans les droits de Common Law, il existe une multitude d’estoppels à bien distinguer les uns des autres, quand bien même les juristes de Common Law ne seraient pas férus de théorisation de la matière : l’estoppel by Representation of fact, l’equitable estoppel, le Proprietary estoppel, décliné en droit anglais, en droit australien et en droit américain. Les autres estoppels sont l’estoppel in pais, l’estoppel in India, l’estoppel by convention, l’estoppel by acquiscence, l’estoppel by deed et l’Issue estoppel, etc. L’idée générale est qu’une partie a par son comportement ou ses dires fait croire à l’existence d’un droit de la partie adverse, et que cette "expectation" ne soit au final pas satisfaite alors qu’une croyance légitime était née de la part de cette partie, qui souffre d’un détriment inéquitable si cette attente était fausse- L’introduction de la théorie de l’estoppel en droit français.-

II.- Jurisprudence récente

Le terrain d’attraction le plus propice à la théorie de l’estoppel est, on le sait et l’on le vérifiera d’abord, l’arbitrage (A) ; ensuite, nous verrons dans quelle mesure cette théorie peut être - et a été utilisée - en droit "commun français", c’est-à-dire là où on l’attendait in fine (B).

A Une introduction poussée en matière d’arbitrage.

En droit français, l’estoppel est intimement lié au principe de bonne foi. Tel n’est pas le cas en droit anglais, qui ne considère pas la bonne foi comme un principe général du droit à la faveur d’une institution de l’Equity. Ceci a déjà été mis en lumière par Me Philippe Pinsolle [16], et à la lumière des rapports nationaux parus dans l’ouvrage de la Société de Législation comparée sous la direction de Madame Bénédicte Fauvarque-Cosson, dont le rapport général est édifiant sur ce point.

Certains systèmes juridiques de la sphère romano-germanique ne connaissent pas à proprement parler de l’estoppel, mais d’une de ses variantes, incluse dans l’adage « non concedit venire contra factum proprium» (impossibilité pour une partie de se prévaloir d’allégations contradictoires lorsqu’une telle prétention fait grief à l’autre partie)[17]. Nous nous intéresserons à l’estoppel procédural, à distinguer de l’obligation de concentration de moyens[18].

L’on connaît l’importance cruciale qu’a eu l’arrêt Golshani[19], décision récente, rendue en matière d’arbitrage commercial international (domaine de prédilection de l’estoppel), dont l’enseignement a été confirmé par la Cour d’appel de Paris dans une série d’arrêts, qui feront l’objet de commentaires dans les revues spécialisées que nous ne ferons qu’effleurer, quelques arrêts antérieurs ayant ouvert la cadence. D’abord dans une première espèce jugée par la 1re Chambre C de la cour d’appel de Paris le 8 novembre 2007, sur l’ordonnance d’exequatur rendue par le délégataire du président du Tribunal de Grande Instance de Paris le 26 février 2006, déclarant exécutoire en France une sentence internationale. L’appelante était une société Seljafa Mja agissant en la personne de Maître Brigitte Penet-Weiller en sa qualité de liquidateur judiciaire à la liquidation de la S.A. Jean Lion et Cie et l’intimée, une entreprise égyptienne International Company for Commercial Exchanges Income. Selon la Cour, Me Penet-Weiller, « si elle n’a pas l’obligation de comparaître dans la procédure d’arbitrage, elle ne peut en revanche se tenir en embuscade pour soutenir, une fois la sentence rendue et notifiée, que sa reconnaissance et son exécution sont impossibles parce que la Seljafa MJA, en sa personne ès qualités, n’a jamais été dûment mise en cause, et qu’aucune citation, assignation en intervention forcée par exploit d’huissier ne lui a été adressé depuis Londres [siège de l’arbitrage] (…) si elle croyait en la force de conviction de tels arguments, il lui aurait d’ailleurs appartenu de le dire pendant la procédure arbitrale, la règle de l’estoppel s’opposant à ce qu’elle puisse se découvrir pour la première fois devant le juge de l’exequatur (…) ». C’est une figure de l’estoppel assez répandue, qui consiste à ne pas se comporter rationnellement dans la procédure, ici en ne comparaissant pas à la procédure arbitrale bien que la partie estopped eut connaissance de l’instance, et de plaider devant le juge de l’exequatur son ignorance, inexcusable car fausse.

Autre cas plus récent encore, en matière en matière d’arbitrage interne, dans une affaire examinée par la Cour d’appel de Paris le 7 février 2008[20]: il avait été fait grief par l’appelante de la partialité de l’un des arbitres pour conflits d’intérêts, membre d’un tribunal arbitral siégeant en France et ayant rendu une sentence rendue à Paris le 13 janvier 2006, et qui demandait l’annulation pure et simple de la sentence. La Cour de Paris a rejeté son argumentaire selon ces termes : « La règle de l’estoppel fait obstacle à ce que la société Crédirente, qui après s’être interrogée sur l’indépendance de [l’arbitre suspecté de partialité] dans un courrier adressé aux arbitres le 18 octobre 2004 où elle dit que ‘‘l’arbitre X étant directeur juridique de la C.G.U., liée organiquement à la C.G.G. le jour de sa nomination, puisse être considéré comme partie au conflit’’, n’a introduit une requête en récusation devant le juge d’appui que fin décembre 2005, irrecevable d’ailleurs puisque la sentence finale était déjà rendue au moment où l’affaire est venue à l’audience, (…) elle ne peut donc soulever ce moyen pour attaquer la sentence ». Rappelons que dans l’affaire Golshani[21], la Cour de cassation avait déjà mis en avant cette « règle de l’estoppel » dans l’hypothèse d’un litigant opposé dans un arbitrage du Tribunal des différends irano-américains à l’Iran, qui avait introduit l’instance et participé plus de neuf ans à la procédure arbitrale avant de plaider devant la cour de Paris l’inexistence ou la nullité de la convention d’arbitrage (art. 1502 1° NCPC).

B Une percée de l’estoppel en matière de justice contractuelle.

Dans une troisième espèce « SEDEA », c’est à la cour d’appel d’Orléans (10 juillet 2007, inédit) que fut soumis un cas d’estoppel procédural étatique, à la différence près des autres espèces susmentionnées, qu’une décision précédente avait été rendue entre les mêmes parties devant une autre juridiction de second degré. Et l’attitude d’une des parties était contradictoire d’une espèce à l’autre, d’où un arrêt qui, bien que d’appel -sous la présidence d’un ancien Conseiller à la Cour de cassation, M. J.-P. Rémery-, ressemble fort à un arrêt de régulation de la Cour de cassation (on peut autrement soutenir que la cour d’appel d’Orléans n’a fait que prendre en considération un arrêt qui eût pu être de litispendance si les parties avaient agi dans le même temps).

Les faits, remarquables, étaient les suivants. La Sté SEDEA ELECTRONIQUE (SEDEA) avait commandé en mai 2002 à son concurrent DISTRATEL (devenue KAORKA) 1.233 récepteurs numériques permettant de recevoir par satellite des chaînes télévisées de type « CDTV 410 » fabriqués par la SAS PACE EUROPE (anciennement X-COM MULTIMEDIA), qui ne reçurent pas le label de la Sté VIACCESS, filiale de FRANCE TELECOM, seule apte à commercialiser les licences de fabrication et de vente de ces matériels, fin août-début septembre 2002. SEDEA saisit d’abord le Tribunal de commerce de Lille, en octobre 2002, afin de liquider l’astreinte courant contre DISTRATEL (KAORKA) et de lui allouer des dommages-intérêts, lequel tribunal se déclara incompétent par jugement du 27 avril 2004, au profit de celui de Tours, dont la décision attaquée ici devant la cour d’appel d’Orléans, fut rendue le 16 juin 2006, qui mit hors de cause VIACCESS, rejeta les demandes d’annulation ou résolution d’une partie du lot de récepteurs CDTV 410 et qui condamna PACE EUROPE (l’appelante) à payer à SEDEA le coût d’achat du stock et les marge et frais financiers à titre de dommages-intérêts.

En amont, la cour d’appel de Grenoble (arrêt du 3 mars 2004), avait été saisie par SEDEA d’une demande tendant à obtenir de X-COM MULTIMEDIA qui s’y refusait, la livraison de 4 000 à 8 000 récepteurs CDTV 410 (le chiffre variant au long de la procédure) datant de fin janvier-fin février 2002 et non pas plus tôt comme soutenu par SEDEA, soit très peu de temps avant la procédure devant le tribunal de commerce de Tours.

Précisément, la cour d’Orléans releva que SEDEA ne se prévalait pas d’un défaut d’identité des récepteurs CDTV 410 entre la procédure grenobloise et la sienne, que SEDEA s’était efforcée d’expliquer comment elle avait pu, dans le même temps, se plaindre, à Lille puis à Tours, de l’impossibilité de commercialisation des récepteurs faute de label tout en exigeant à Grenoble, où la question du label n’était pas posée, leur livraison par X-COM MULTIMEDIA. Elle n’ignorait plus, le 3 mars 2004, l’impossibilité de commercialisation car la Sté VIACCESS l’avait informée depuis fin août-début septembre 2002 de la difficulté d’avalisation du label de sorte qu’« on ne comprend pas pourquoi encore, en mars-avril 2004, SEDEA pouvait exiger à Grenoble la livraison de 8 000 décodeurs, dont elle expliquait avec acharnement, à Lille puis à Tours puis encore (…) à Orléans, qu’elle ne pouvait pas les vendre, ce qu’elle savait depuis longtemps. Sa mauvaise foi est d’autant plus manifeste » qu’elle avait obtenu de son expert comptable deux attestations du 26 novembre 2002 confirmant la parfaite information de SEDEA dès le second semestre 2002 quant au préjudice subi du fait de stock de produits invendables et quant à celui subi en raison du refus de vente ; la cour d’Orléans martèle « qu’il résulte de tout ce qui précède que la société SEDEA ELECTRONIQUE n’a pas cessé de se contredire au détriment de ses adversaires, en leur réclamant, devant deux juridictions différentes, une chose et son contraire ; que ce comportement procédural, qui consiste pour un plaideur, tout en étant parfaitement informé de la situation, à soutenir en même temps deux positions incompatibles sera sanctionné, en vertu du principe suivant lequel une partie ne peut se contredire au détriment d’autrui (théorie de l’estoppel) (…) ; qu’en effet, SEDEA, qui modifie aussi constamment le fondement de ses demandes[22], ne peut pas demander à la cour d’appel d’Orléans de l’indemniser pour un préjudice dont son attitude procédurale devant la cour d’appel de Grenoble, celle-ci fût-elle saisie comme juge des référés, était la négation. Que le jugement entrepris sera donc infirmé en ce sens ».

Variation des demandes incessante, contradiction entre l’objet de la procédure grenobloise et celui de la procédure orléanaise furent donc les ingrédients pour faire obstacle aux prétentions de SEDEA. Plus abstraitement, on retiendra ici qu’est en cause le principe suivant lequel une partie ne peut se contredire au détriment d’autrui, rangé entre parenthèses au rang de « théorie de l’estoppel », à l’inverse de ces principes, tels l’abus de droit, qui intéressent la théorie générale du droit[23]. La valeur méthodologique de l’arrêt SEDEA mérite d’être approuvée et suivie, et l’on pourra ainsi conclure que l’invitation de Madame Horatia Muir Watt à introduire l’estoppel en droit privé français a été entendue, au-delà de l’estoppel classique connu en matière d’arbitrage.

En revanche, le moyen soulevé de la violation de la règle -ou du principe- de l’estoppel n’a guère trouvé récemment écho dans des arrêts récents, où il était invoqué, rendus par la Cour suprême[24], en matière de droit des personnes[25], de droit social[26] et de droit commercial[27].

Une décision antérieure de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 11 mars 1997 avait pourtant affirmé qu’« en vertu de l’article 1134, alinéa 3 du Code civil, nul ne peut se contredire au détriment d’autrui, et tromper ainsi l’attente légitime de son cocontractant »[28]; une autre plus récente de la même Chambre avait ensuite laissé percevoir, pour ses commentateurs, le surpassement du comportement contractuel de bonne foi et loyal des parties (art. 1134 C. civ.) par l’analyse du comportement procédural des parties (aspect estoppel)[29]. Il s’agit de protéger la confiance légitime de l’autre partie, comme c’était déjà le cas dans l’affaire High Trees de 1947 - et cela devrait rester un outil à cette fin en droit français selon M. Pinsolle[30] ; on peut concevoir un écho plus large à la théorie de l’estoppel, sans vouloir imiter à tout prix les droits anglo-saxons, mais en la panachant avec l’adage non concedit, le principe de cohérence, la bonne foi, l’abus et la fraude à la loi[31], tout en lui préservant sa particularité : elle sanctionne des comportements et dires contradictoires[32]nuisant notoirement aux intérêts d’autrui qui avaient une confiance légitime ou croyance légitime d’un/en un droit[33]. Règle de procédure comme de fond, l’estoppel demeure insaisissable si on l’étudie isolément. L’on attend un arrêt clair de la Cour de cassation sur de « nombreuses questions » qui « restent ouvertes, notamment quant aux effets de la sanction de la confiance trompée : un préjudice est-il nécessaire, quel contrôle (elle) exercera (…) sur le montant des dommages-intérêts alloués, etc. ». Gageons que l’affaire SEDEA sera l’occasion idéale pour la Cour suprême de se prononcer, qui mérite une plus large diffusion que cela a pu être jusqu’à présent le cas[34].

N’en déplaise aux comparatistes, craignant que la notion d’estoppel soit victime d’une « acculturation juridique » et les ordres nationaux étant munis d’outils dont la mise en œuvre aboutit à un résultat identique, cette notion est désormais ancrée dans les mœurs des juristes français, victimes de son pouvoir de séduction.

Notes et références

  1. V. Ch. Vallée, Quelques observations sur l’estoppel en droit des gens, Pedone, 1973 ; A. Martin, Estoppel en droit international public : précédé d’un aperçu de la théorie de l’estoppel en droit anglais, Pedone, 1979 ; v. p. ex. CPJI, affaire des emprunts serbes, Série A, 1929, n° 20 et 21 ; C.I.J., Golfe du Maine, (notions d’acquiescement et d’estoppe), 12 oct. 1984, Rec. 1984, p. 305, § 130 ; Activités paramilitaires au Nicaragua, arrêt du 26 nov. 1984, Rec. p. 303-304, § 57.
  2. Non concedit venire contra factum proprium ou estoppel by representation ou principe de cohérence (cf. Ph. Fouchard, E. Gaillard et B. Goldman, Arbitrage commercial international, Litec 1996, n° 1462)
  3. E. Gaillard, L’interdiction de se contredire au détriment d’autrui comme principe général du droit du commerce international (le principe de l’estoppel dans quelques sentences arbitrales récentes), Rev. arb. 1985.241 ; J. Dargent, une règle originale du droit anglais des preuves. La doctrine de l’estoppel, th. Grenoble 1943 ; Ph. Pinsolle, Distinction entre le principe de l’estoppel et le principe de bonne foi, J.D.I. 1998.905 ; O. Moréteau, L’estoppel et la protection légitime, Éléments d’un renouveau du droit de la responsabilité, (droit anglais, droit français), Th. Dactyl. Lyon III, spéc. pp. 96-97, 1990 ; L’interdiction de se contredire au détriment d’autrui, -dir. de M. Béhar-Touchais, Economica, 2001 ; D. Mazeaud, La confiance légitime et l’estoppel, R.I.D.C. 2006, vol. 2 ; confiance légitime et estoppel, -dir. B. Fauvarque-Cosson, Société de législation comparée 2007 (Electronic Journal of Comparative Law, vol. 11.3 -Dec. 2007). Contre l’introduction d’un principe général équivalant en droit belge des obligations, v. la position de la Cour de cassation sur le concept de Rechtsverwerking, étudiée in P. Van Ommeslaghe, La rigueur contractuelle et ses tempéraments selon la jurisprudence de la Cour de cassation de Belgique, Études offertes à J. Ghestin, L.G.D.J. 2001.881, spéc. p. 911 et s. P. Bowden, L’interdiction de se contredire au détriment d’autrui (estoppel) as a substantive transnational rule in international commercial arbitration, in Transnational Rules in International Commercial Arbitration, ICC Publishing 1993.125 ; Ph. Kahn, les principes généraux du droit devant les arbitres du commerce international, J.D.I. 1989.305 ; E. Loquin, La réalité des usages du commerce international, R.I.D. éco. 1989.163.
  4. Droit international privé, t. I, P.u.f., 2007.374, v. Cass. Civ. 1re, 6 juillet 2005, Golshani (…) et les références, spéc. note Ph. Pinsolle, Rev. arb. 2005.993 cité infra.
  5. King’s Bench Division, Central London Property Trust Ltd v High Trees House Ltd, 1946 July 18, Denning J. [1947] K.B. 130. Cf. R. David et D. Pugsley, Les contrats en droit anglais, LGDJ 1985, n° 165 et s.
  6. Le Vocabulaire juridique H. Capitant ne se réfère qu’au droit international public : « Notion empruntée au Droit anglo-saxon, souvent analysée comme une exception procédurale, destinée à sanctionner, au nom de la bonne foi, les contradictions dans les comportements d’un État, celui-ci étant considéré comme lié par son comportement antérieur, et dès lors, estopped à faire valoir une prétention nouvelle (…) ».
  7. Par opposition à la Common Law.
  8. Selon ces termes : « If a person by words or conduct makes a promise or representation which he intends another person to act upon, and that other person does act upon it as intended, then the promisor or representor cannot deny his promise or representation if it would be unfair to do so ».
  9. « Ce qui importe n’est donc pas tant de scruter l’intention de l’auteur de l’engagement mais la perception qu’en a eu le destinataire, l’étendue de sa confiance » in Confiance légitime et estoppel, E.J.C.L., 11.3, Dec. 2007, p. 3, citant H. Muir Watt, art. préc.
  10. Notion-institution aujourd’hui contestée voire combattue, notamment par P.S. Atiah et G.H. Treitel.
  11. P.S. Atiyah, L’évolution du droit anglais de l’accord vers la reliance et l’exclusion de la responsabilité pour vices dans la vente de marchandises, in Le contrat aujourd’hui : comparaisons franco-anglaises, -dir. D. Tallon et D. Harris, LGDJ 1987, p. 60. E.A. Farnsworth, Contracts, 3rd ed., Aspen Law & Business, 1999, §§ 2.19, 4.15 et 6.12.
  12. Michael H. Whincup, Contract Law and Practice, The English System and Continental Comparisons, 4th revised and enlarged edition, Kluwer Law International, 2001, p. 85 ; comp. Le proprietary estoppel.
  13. Restatement Second of the Law of Contracts : « (1) A promise which the promisor should reasonably expect to induce action or forbearance on the part of the promisee or a third person and which does induce such action or forbearance is binding if injustice can be avoided only by enforcement of the promise. The remedy granted for breach may be limited as justice required. (2) A charitable subscription or marriage settlement is binding under Section (1) without proof that the promise induced action or forbearance » : (1) Si le promettant doit raisonnablement envisager que sa promesse engendrera ou induira, chez le bénéficiaire de la promesse ou chez un tiers, une action ou une abstention d’agir clairement et substantiellement et que de fait, elle entraîne une telle action ou abstention, le promettant se trouve obligé par sa promesse si l’injustice ne peut être évitée autrement. Le remedy accordé peut être limité dans la mesure où la justice l’exige (2)…. Cf. B. Fauvarque-Cosson, rapport général préc., note 64.
  14. Cf. S. RIALS, « Les standards, notions critiques du droit », in « les notions à contenu variable en droit », Travaux du C.N.R.L., Études publiées par Chaïm Perelman et Raymond Vander Elst, Bruylant, Bruxelles, 1984, p. 39.
  15. E.A. Fransworth, Contracts, Aspen Law & Business, 2000, § 2.19, notes 33 et s.
  16. Ph. Pinsolle, Distinction entre le principe de l’estoppel et le principe de bonne foi dans le droit du commerce international, J.D.I. 1998.905.
  17. Ph. Pinsolle, art. préc., p. 906. Rappr. L’adage en vigueur en Afrique du Sud : nemo contra suum factum venire debet, concept civiliste de ce droit « mixte ». (B. Fauvarque-Cosson, art. préc. p. 18). Notons qu’il nous paraît contraire au courant de pensée contemporaine que l’on puisse écrire aujourd’hui encore que « le droit français, qui ne possède pas de doctrine spécifique, n’est pas prêt “à accueillir en son sein des concepts et règles flexibles, flous, empreints de subjectivité, tels la confiance légitime, les attentes raisonnables ou la cohérence contractuelle” in B. Fauvarque-Cosson, rapport général préc., p. 30, contra : G. Khairallah, Le raisonnable en droit privé français, développements récents, RTD civ. 1984.439 ; G. Weiszberg, Le « raisonnable » en droit du commerce international, th. Paris II, 2003, -dir. D. Bureau, n° 444 et s.)
  18. V. A.P., 7 juillet 2006, Cesareo, D. 2006.2135, n. Weiller ; cf. D. Bureau et H. Muir Watt, op. cit., eod. loc.
  19. [Cass. civ. 1ère, 6 juillet 2005, Golshani c/ Gouvernement de la République islamique d’Iran], Rev. arb. 2005.993, n, Ph. Pinsolle. « Un arrêt, sans encourir le grief de dénaturation, a justement décidé qu’une partie, qui a elle-même formé la demande d’arbitrage devant le Tribunal des différends irano-américains et qui a participé sans aucune réserve pendant plus de neuf ans à la procédure arbitrale, est irrecevable, en vertu de la règle de l’estoppel, à soutenir, par un moyen contraire, que cette juridiction aurait statué sans convention d’arbitrage ou sur convention nulle, faute de convention qui lui soit applicable ».
  20. Société Française de Rentes et de financements Crédirente c/ Cie Générale de Garantie SA (C.G.G.), publié par le service de documentation de la Cour de cassation (n° de pourvoi 06-1279).
  21. V. déjà l’[[arrêt d’appel (fr)|]], plus ambigu sur l’estoppel : Paris, 1re Ch. C, 28 juin 2001, Golshani c/ Gouvernement de la République islamique d’Iran, Rev. arb. 2002.103, n. Paulsson.
  22. Devant le tribunal de commerce de Lille puis devant le tribunal de commerce de Tours, où SEDEA a repris ses conclusions en les fondant non plus sur la [[responsabilité civile (fr)|]] contractuelle ou délictuelle, mais sur la nullité de la vente, pour défaut d’objet ou de cause, ou la résolution pour défaut de conformité ou vice caché des matériels.
  23. P. Morvan, Le principe de droit privé, op. cit., n° 485.
  24. Comp. cependant, plus anciennement, en matière de divorce international, l’affaire Conlon, Cass. civ. 1ère, 19 janvier 1983, pourvoi n° 81-16159, Rev. crit. DIP 1984.492, n. P. Mayer, J.D.I. 1984.898, n. G. Wiederkehr : une partie n’est pas fondée à invoquer l’inopposabilité en France d’une décision judiciaire étrangère rendue sur sa propre demande.
  25. Cass. civ. 1ère 20 juin 2006, pourvoi n° 04-19636. Comp. Cass. Civ. 1re, 11 mars 1986, Djenangui, Rev. crit. DIP, 1988.302, n. Bischoff.
  26. Arrêts de la Chambre sociale du 11 juillet 2007 (pourvoi n° 06-44335) et du 25 septembre 2007 (pourvoi n° 06-43155).
  27. Arrêts de la Chambre commerciale du 11 décembre 2007 (pourvois nos 06-16093, 06-16104, 06-16105) et du 8 avril 2008, pourvoi n° 06-18362.
  28. Cass. com. 11 mars 1997 pourvoi n° 95-16853, inédit, cité in B. Fauvarque-Cosson, Rapport préc., p. 31.
  29. Cass. com., 8 mars 2005, RTD civ., 2005.391, obs. J. Mestre et B. Fages, repr. in n. Ph. Pinsolle préc., sous Cass. civ. 1ère, 6 juillet 2005, Golshani : selon ce dernier auteur, « cet arrêt se rattache donc en apparence au principe d’exécution de bonne foi des conventions, mais il illustre en réalité un mécanisme d’estoppel », auteur différenciant bien l’estoppel de la renonciation (Rev. arb. 2005, p. 1005 et s.).
  30. Note précitée, conclusion, p. 1010.
  31. Pour des exemples esquissant l’estoppel dans la jurisprudence moins récente, cf. H. Muir Watt, Pour l’accueil de l’estoppel en droit privé français, art. préc., n° 3 et s.
  32. Rappr. aff. Chronopost, Cass. Com. 22 octobre 1996], JCP, G, 1997.I.4002 obs. M. Fabre-Magnan et I.4025, obs. G. Viney , II.22881, n. D. Cohen, RTD civ. 1997.418, obs. J. Mestre et B. Fages. C.C.C. 1997 comm. n° 24 obs. L. Leveneur : la clause limitative de réparation dans un contrat de transport rapide « contredisait la portée de l’engagement pris ».
  33. Pour Mme Fauvarque-Causson, « la doctrine de l’estoppel tient compte des deux facteurs suivants : la contradiction dans l’attitude de la partie soumise à l’estoppel et la confiance faite à l’auteur de l’estoppel par celui qui l’invoque ». Le premier aspect ressortirait davantage des pays de tradition civiliste (théorie de l’apparence, bonne foi, 'contra venire…) et le second aspect des pays connaissant traditionnellement de l’estoppel. E.J.C.L. vol. 11.3 (Dec. 2007), p. 3.
  34. Notons cependant qu’un pourvoi a été introduit dans l’intérêt de SEDEA par l’un des meilleurs avocats aux Conseils.

Voir aussi

  • Trouver la notion estoppel dans l'internet juridique français